"J'aime ces jolies demeures et ces campagnes d'autrefois où je peux m'inventer une élégante bohème au parfum périmé."
Sur les années 1960-1970:
"Babas cool, junkies, trotskistes, maoïstes, anarchistes... Toutes ces voies se voulaient alors prometteuses. En liquidant le monde ancien, nous marchions sûrs de nous, vers une société meilleure, avant que la modernité ne révèle sa noire litanie de chômage, pauvreté, sida, désastres écologiques, décomposition sociale, liquidation du bien public. Nous rêvions d'un échange foisonnant, d'une humanité sans frontières, avant que le rêve ne s'accomplisse, d'une autre façon, , dans le triomphe du marché universel et du tourisme de masse. Nous pensions bâtir un futur enchanté, quand nous nous contentions de nettoyer le vieux terrain national et religieux, comme pour faciliter l'avènement de la nouvelle industrie culturelle mondiale et de ses produits formatés."
"Mais le rêve d'amour avait fait place au harcèlement mutuel qui occupe souvent les vieux couples."
"cette arrogance des gamins privilégiés qui ne sont pas méchants mais semblent nés pour le pouvoir et entendent rester les meilleurs en tout"
"Serais-je ce pauvre type cultivant l'idée du déclin pour se persuader qu'il possède un passé?"
"D'un côté, fidèle à l'enseignement maternel, je partageais cette aspiration antibourgeoise, évangélique, égalitariste; mais simultanément, j'éprouvais une furieuse envie de goûter à tous les plaisirs de l'existence. Dès le début de mes études, je me suis efforcé de vivre comme le rentier que je n'étais pas. Sans en avoir les moyens (j'étais toujours fauché), j'ai commencé à prendre des taxis, à voyager en première classe, à dépenser mon argent pour le superflu plutôt que pour le nécessaire. Je voulais connaître le vrai confort, fréquenter les beaux décors, accéder à tous les milieux sans restriction morale. D'un côté, je galérais, je pianotais, j'écrivais, je noctambulisais et j'aimais cette vie périlleuse. De l'autre, j'aimer me faire inviter chez des gens haut placés. Au fil de la conversation, je glissais parfois une allusion à mon ancêtre président, comme pour dire: "Vous ne m'intimidez pas"; et ce détail biographique plaisait d'ailleurs beaucoup à mes hôtes, comme une carte du club. On aurait dit que j'avais toujours vécu dans ces salons confortables, ces jardins d'hiver, ces appartements de décorateurs.
Ainsi s'est précisé le mélange qui fait de moi un snob (j'aime être l'intime des stars, j'adore les belles demeures et les privilèges) et un garçon charmant, aussi heureux de prendre l'apéritif avec sa concierge. Obsédé par les apparences futiles (j'attache une extrême importance à ma place au théâtre. Suis-je dans la meilleure loge? au rang d'honneur?), je vois l'absurdité de mon propre snobisme. Ambitieux (j'aime être admiré, avoir du succès), j'ai horreur de parler de moi, autant que de me voir à la télévision. Egoïste (je ne pense qu'à mon plaisir, le sort de quiconque m'est indifférent), je suis sincèrement occupé des autres (d'un naturel attentif, je ne m'ennuie avec personne, j'aime questionner mon interlocuteur et le comprendre).
Sans ces contradictions, je me serais contenté de vouloir tout rattraper comme un gandin. Inscrit dans un club de golf, je m'habillerais de vêtements anglais, j'aurais une voiture décapotable et une villa à Etretat. Ma combinaison personnelle est un peu différente: elle sait que l'ordre social est plein de hasard, qu'aucune position, aucun titre n'a de valeur particulière; que les conventions étaient pesantes, qu'elles ont perdu leur sens à tout jamais... mais que cette perte fait aussi leur charme irrésistible."
"Selon cette scinece sociale oubliée, c'est la convention qui rend l'existence intéressante comme un morceau de théâtre. Le fait de porter des bijoux pour déjeuner, de se montrer aimable et souriant, d'être attentif aux autres et de s'exprimer clairement, tout cela donne une forme délectable au temps qui passe. Aller au musée, se promener dans les jardins publics, se retrouver à la messe le dimanche, prendre le thé, parler du dernier film ou du dernier roman: autant de mornes habitudes qui nous rappellent l'équilibre savant d'un ancien art de vivre. Même la fameuse hypocrisie bourgeoise devient une qualité quand elle consiste à masquer ses tourments, à laisser la part d'ombre dans l'ombre, plutôt que de donner le champ libre à la sincérité et aux conflits. Voilà toute une esthétique du quotidien que nous ne connaissons plus guère, depuis que nos vertus s'appellent franchise et naturel. Pourtant, le plus cruel de tableau de moeurs, peint par Feydeau ou Guitry, comporte cette sophistication rejouissante, appliquée à l'art de tromper sa femme ou son mari; comme si le savoir-vivre était là pour atténuer la brutalité de la vérité et du crime. En ce sens, le mensonge bourgeois marque un point admirable de la civilisation."
"Il m'a fallu des années pour comprendre que cet exécrable monde bourgeois avait curieusement engendré la plupart des artistes que j'aimais. Esprits libres, inventeurs, fantaisistes, presque tous provenaient de ce milieu parisien ou provincial parfois étriqué: Beaudelaire, Flaubert, Mallarmé, Verlaine, Valéry, Proust, Monet, Renoir, Degas, Cézanne, Matisse, Signac, Vuillard, Fauré, Debussy, Ravel (...) Rassemblés en groupes loufoques et provocateurs, les étudiants anticonformistes de la IIIeme République formaient eux-aussi une coalition d'enfants de bourgeois dressés contre leur classe, pour ce qu'elle avait de conventionnel et d'obtus (...) Un siècle plus tard, mon discours antibourgeois stéréotypé restait lui-même une manifestation de cet esprit bourgeois, dont l'une des qualités principales est d'avoir inventé la détestation du bourgeois.
Je ne connais pas d'autre exemple d'une classe sociale dont l'une des activités principales aura consisté dans cette impitoyable critique de soi. L'aristocrate n'a jamais montré tant de doute sur lui-même; et le monde ouvrier ou paysan exalte plus volontiers ses vertus, forgées dans la sueur et l'humiliation. Au contraire, la bourgeoisie a donné jour aux analyses les plus aigües du style bourgeois, du despotisme bourgeois ou de la morale bourgeoise. Elle a engendré les théories les plus hostiles à son propre pouvoir (chez le bourgeois Marx) comme à sa vertu sans taches (chez le bourgeois Freud); et ses enfants les plus brillants ont combattu sans relâche l'étroitesse d'esprit dont ils devaient s'affranchir pour déployer leurs talents d'artistes.
Pourtant, la plupart de ces esprits audacieux - même ceux qui dénonçaient l'exploitation du prolétariat, le colonialisme, l'hypocrisie morale et religieuse - ne rompaient guère avec les moeurs codifiées par la société bourgeoise. Les codes de la courtoisie et de l'habillement, les sorties, les divertissements (...). Lorsque certaint s'émancipaient de la "petite" bourgeoisie où ils étaient nés, c'était généralement pour entrer dans la "grande" plus fastueuse et plus tolérante (...).
Le seul discours de la révolte sociale peine donc à saisir la complexité d'un style de vie qui ne tenait pas seulement dans les rapports politiques, mais qui façonnait avec une belle liberté ses décors, ses moeurs, ses loisirs."
"Et, quand le soleil tombait, il me restait encore à confronter ce jeu social aux sensations intemporelles".
Sur Etretat - dernière phrase du livre:
"Tout en accomplissant les dernières brasses qui me rapprochent des bouées, je songe qu'ici - comme dans tout mon pays la France - l'histoire est un peu fatiguée, qu'elle ne joue plus aux avant-postes, comme au temps où quelques artistes avaient fait de ce hameaa de pêcheurs leur villégiature favorite. Planté au plus bel endroit de la côte, l'Etretat d'aujourd'hui a des allures médiocres. Mais derrière ce rivage de bric et de broc, se prolongent des histoires pleines de sous-entendus; et je ne connais rien de plus fascinant que ce mélange de beauté immuable et de transformation du monde."
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